Ce chapitre identifie les contraintes systémiques avec lesquelles la justice doit composer au Mali, c’est-à-dire les spécificités fonctionnelles des mécanismes judiciaires coutumiers et étatiques du pays qui déterminent en théorie ce qu’ils sont capables de faire (le chapitre suivant traitera de leur mode de fonctionnement). Il s’ouvre sur une brève discussion concernant les raisons qui ont poussé le Mali à conserver un système judiciaire étranger importé après son accession à l’indépendance, sans que celui-ci fasse l’objet d’une adaptation adéquate. Il identifie et analyse ensuite quatre contraintes systémiques affectant la justice étatique au Mali, à savoir : la complexité du système judiciaire, la langue employée, les coûts d’accès et d’utilisation, et le décalage culturel par rapport aux mécanismes coutumiers. Il expose en conclusion que ces facteurs systémiques, de par leur conception, rendent la justice étatique inaccessible à la grande majorité des Maliens.
Au moment de l’indépendance, les élites du Mali ont décidé d’adopter le modèle européen de gouvernance et de justice introduit par les Français – en particulier le système du Code civil français.[48] Cette décision dotait le nouveau pays d’un système judiciaire moderne et unifié qui promettait à tous un traitement égal fondé sur un ensemble de devoirs et droits. Ce système aurait pu résoudre le problème de savoir comment régler les litiges entre communautés appartenant à différents groupes ethniques (dont la variété est figurée dans l’illustration 2 ci-dessous). Il aurait aussi pu remédier au risque de traitement inégal d’affaires similaires par différents systèmes judiciaires coutumiers.[49] En outre, les procédures plus formelles du système judiciaire français auraient pu présenter l’avantage d’accroître la transparence et de renforcer le contrat social. Bref, l’introduction du système français aurait pu améliorer la qualité du processus judiciaire mis à la disposition des Maliens du point de vue de la cohérence, de l’égalité et du caractère prévisible des décisions.
En réalité, le choix du système judiciaire français a résulté d’un simple calcul en termes de puissance et de privilèges. Les élites nationales associées au pouvoir colonial et à sa culture ont choisi de maintenir les institutions de ce pouvoir en place pour préserver leurs avantages. Il n’en pas été différemment dans d’autres États qui avaient été des colonies.[50] Malgré un premier effort du président Keita pour adapter le droit français à la culture malienne, le système judiciaire français de l’époque a été pratiquement copié à la lettre.[51] Bien que certains nouveaux textes de loi aient fait l’objet d’ajustements depuis lors, les lois coloniales n’ayant pas été abrogées ou amendées sont toujours en vigueur, ce qui crée un mélange confus de lois coloniales et postcoloniales.[52]
OCDE, Un Atlas du Sahara-Sahel, Paris, Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest, 2015.
Le choix que le Mali a fait de maintenir en place le système judiciaire français importé a eu pour conséquence majeure de créer une tension permanente entre les nécessités de justice de la population et le type de justice que l’État est à même de pourvoir. Cette tension se situe au niveau systémique, ce qui signifie qu’elle est inhérente à la conception même du système judiciaire étatique et ne dépend pas de la façon dont il fonctionne (ce point est examiné plus en détail au chapitre 4). Le résultat principal est que le système judiciaire étatique est en garde partie inaccessible à la majorité des Maliens. Cette tension étant inhérente au système, elle ne peut pas être résolue en augmentant l’allocation de ressources à l’appareil judiciaire étatique, comme certains voudraient le faire croire. Bref, même dans le cas où l’on ne tiendrait pas compte des aspects politiques relatifs aux identités et à la gouvernance de l’exécutif évoqués au chapitre précédent, l’amélioration de la qualité de la justice proposée par l’État malien ne peut être obtenue en augmentant simplement les moyens mis à sa disposition. Une telle amélioration passe par un réexamen plus fondamental du type de justice dont les Maliens ont besoin et de la façon dont l’État peut répondre à ce besoin. Quatre facteurs contribuent de façon déterminante à la tension constatée au niveau systémique.
Le premier est l’extrême complexité du système judiciaire français, caractérisé par un niveau de sophistication élevé sur les plans juridique, éducatif et institutionnel. Un niveau que l’État malien ne peut encore atteindre puisqu’il n’a pas connu les étapes de développement historique que la France a traversées. Pour dire les choses simplement, le Mali ne dispose pas (et n’a jamais disposé) des organisations, de la culture, des capacités ou des ressources nécessaires pour faire fonctionner le système judiciaire qu’il a importé. La mise en œuvre intégrale du système français qu’il a adopté exige un écosystème institutionnel et des ressources financières et de formation qui font défaut, et qu’un pays comme le Mali ne saurait mettre en place à lui seul dans les circonstances actuelles. Ceci ne veut certes pas dire que les Maliens ont besoin de moins de justice ou d’une justice de qualité inférieure au reste du monde. Cela signifie uniquement que le système français tel qu’il a été importé à l’époque n’est pas adapté au niveau de développement et au type de société du Mali actuel (voir aussi encadré 2 ci-dessous).[53]
Une manifestation concrète de cette complexité est le fait, par exemple, que les officiers de police judiciaire ne comprennent souvent pas comment le système judiciaire fonctionne. Ils bénéficient d’une formation insuffisante pour appliquer des procédures régulières dans le cadre d’enquêtes criminelles et, dans certains cas, ils souffrent d’illettrisme.[54] Une autre manifestation concrète de cette complexité est que les justiciables sont souvent amenés à faire appel à des intermédiaires pour qu’ils les aident à se mouvoir dans le système judiciaire étatique. On peut y voir la conséquence de l’existence de lois contradictoires, de la sophistication procédurale du système judiciaire français, d’un taux élevé d’analphabétisme et de la faible proportion de personnes qui parlent le français, comme indiqué ci-dessous.[55] De tels intermédiaires font toutefois grimper le coût d’utilisation de l’appareil judiciaire étatique du fait des honoraires qu’ils exigent ; ils peuvent en outre facilement berner les justiciables et leur extorquer des paiements excessifs. Les avocats sont ainsi réputés intégrer dans leurs honoraires une « indemnité de juge » qui est en fait un pot-de-vin illégal.[56] De telles pratiques renforcent la méfiance vis-à-vis du système et favorisent la corruption.
Le deuxième facteur responsable de la tension systémique est que la langue du système judiciaire est le français alors que le Mali est le pays le moins francophone d’Afrique de l’Ouest.[57] Un tiers à peine de la population, considéré comme appartenant aux élites instruites, parle français et 10% seulement le parlent couramment.[58] Par contraste, quelque 80% des Maliens parlent ou comprennent le Bambara et/ou parlent une des 12 autres langues nationales du Mali.[59] En plus des difficultés de communication, le taux d’alphabétisation chez les adultes en 2011 s’établissait à environ 33% (voir aussi encadré 2 ci-dessous).[60]
Box 2 Replacer la justice au Mali dans son contexte socio-économique
Niveau de pauvreté
Environ 86% de la population du Mali, qui compte quelque 17 millions d’habitants, vivent dans une pauvreté multidimensionnelle, et 77% gagnent moins de 2 dollars des États-Unis par jour (2015). Le Mali est aussi un des pays les moins développés au monde : il figure en 176ème position (sur 187 pays) au classement 2014 du PNUD selon l’indice de développement humain. Ce constat donne à penser que le système judiciaire étatique est financièrement hors de portée de deux tiers de la population malienne, voire davantage, étant donné qu’il n’existe à l’échelon national aucun mécanisme simple et efficace d’aide financière pour les justiciables.
Répartition de la population
Quelque 90% de la population du Mali vit sur la portion de territoire située au Sud, qui représente un tiers de la superficie totale du pays (2014). Les 10% restants de la population se partagent les deux derniers tiers de la superficie du pays, qui sont considérés comme constituant le Nord (voir illustration 1). Sur ces 10%, 90% vivent le long de la courbe décrite par le fleuve Niger. Ceci suggère que si l’accès à la justice est une priorité en termes de population servie, les efforts doivent se concentrer sur le Sud et peut-être la courbe du fleuve Niger. De plus, 60% de la population malienne est rurale, contre 40% de population urbaine (2013). Le coût et le temps induits par les déplacements pour se rendre auprès d’un tribunal d’État sont donc rédhibitoires pour près de la moitié de la population.
Taux d’alphabétisation
Un taux d’alphabétisation de 33% suggère que les efforts visant à mieux informer les Maliens de leurs droits, de leurs devoirs et des procédures judiciaires disponibles devront être menés sous forme orale au cours de la prochaine décennie, voire plus longtemps. Plus spécifiquement, et compte tenu des taux de pénétration négligeables de l’Internet (2,7% en 2013) et peu élevés des médias écrits (de 5% à 11% de la population lit un journal ou un hebdomadaire), cette démarche devrait se faire de façon personnelle, par téléphone portable (taux proche des 100%), ou par le biais d’un programme radio (70% des gens écoutent la radio au moins une fois par semaine).
Cet encadré est basé sur: CIA World Fact Book ; base de données de la Banque mondiale ; Internet World Stats ; BuddeComm ; CommsMEA (tous consultés le 8 mars 2015) ; ABA (2012), op.cit. ; Rapport sur le développement humain du PNUD (2014), op.cit.; OCDE (2015), op.cit. ; Maliweb.net (consulté le 29 avril 2015).
Le troisième facteur est que le Mali est l’un des 25 pays les plus pauvres du monde,[61] ce qui signifie que les frais de constitution de dossier qui vont de pair avec le recours au système judiciaire ne sont pas facilement supportés par le citoyen moyen dans un pays où la moitié de la population gagne moins de 1,25 dollar des États-Unis par jour, et où il n’existe aucun système d’aide juridictionnelle.[62] De plus, l’infrastructure judiciaire faisant défaut dans tout le pays (en particulier dans les zones rurales et au Nord), un justiciable peut être obligé de parcourir plus de 200 kilomètres pour se rendre au tribunal le plus proche.[63] La plupart des Maliens ne sont pas capables d’assumer le coût d’un tel déplacement. Ils ne le trouvent d’ailleurs pas justifié, étant donné qu’ils mettent en doute la capacité du système judiciaire de l’État à rendre la justice de façon équitable (voir les chapitres 2 et 4).[64]
Le quatrième facteur générateur de tension systémique concerne les attentes de la population malienne vis-à-vis de la forme et de l’objectif de la justice. Celles-ci diffèrent de ce que l’État est en mesure de proposer.[65] En termes d’attentes sociales générales, ou de préférences en matière de justice, les Maliens voient dans le système judiciaire étatique une solution de dernier recours. Ils préfèrent traiter leurs affaires autant que possible « en famille » (voir encadré 3 ci-dessous).[66] Intenter une action en justice contre quelqu’un n’est pas vu sous un jour favorable.[67] Les Maliens ont d’ailleurs repris à leur compte un proverbe français qui restitue bien ce sentiment : « Un mauvais arrangement vaut mieux qu’un bon procès ».[68] Le désir des Maliens de trouver une solution qui convienne à tous transparaît également dans les procédures du médiateur de la République, dont la mission est de convaincre les parties qui ont obtenu gain de cause dans les différends entre État et citoyens de renoncer à une partie de leurs gains au bénéfice de la partie déboutée.[69]
De façon plus spécifique, nombreux sont ceux qui décrivent les traditions et la culture maliennes comme tolérantes, désireuses d’éviter les conflits et de rechercher le consensus,[70] ce qui est aux antipodes du caractère plus procédural et plus répressif du droit positif (c’est-à-dire non coutumier) du Mali.[71] Si l’on considère les choses sur une plus longue période de temps, le premier ensemble de termes descriptifs atteste de façon incontestable la nature véritable de la culture populaire de la justice au Mali, qui a été « évacuée » pendant la période coloniale et les crises successives au Nord. Des groupes ethniques intrinsèquement différents qui cohabitent dans le Mali actuel ont aussi cohabité pacifiquement avant cela dans les empires Ghana, Malinke et Songhaï,[72] dont les chefs cultivaient de manière volontariste des valeurs de tolérance au travers de coutumes propres à prévenir des conflits. Une de ces coutumes les plus connues est celle du « cousinage à plaisanterie », « parenté à plaisanterie » ou « alliances à plaisanterie » (sinankouya), qui prescrit à des groupes ethniques donnés ou à des castes basées sur le type d’activité des échanges verbaux sur le ton de la raillerie ou des insultes humoristiques afin de désamorcer les tensions. De telles plaisanteries sont généralement enracinées dans l’histoire et un groupe ethnique peut par exemple rappeler à un autre qu’il a asservi ses ancêtres. Le « cousinage à plaisanterie » a été décrit comme une thérapie quotidienne qui décrispe l’atmosphère et permet aux peuples de se faire mutuellement confiance.[73] Parfois, en cas d’agression[74], il permet aussi, en s’appuyant sur un sentiment de honte, d’obliger les parties à s’excuser et à convenir d’un règlement informel du litige.[75]
Box 3 Arrangement “en famille”: les préférences populaires en matière de règlement des différends
Au Mali, il est rare que les poursuites judiciaires démarrent sur plainte d’une victime ou d’une partie lésée auprès du système judiciaire étatique, en particulier dans les zones rurales. En effet, selon une étude menée en 2009 auprès d’un millier de Maliens, seuls 10% d’entre eux contacteraient la police en cas d’infraction. Une étude datant de 2010 a révélé, pour sa part, que 65% des Maliens étaient mécontents ou très mécontents de la façon dont la police et la gendarmerie sont administrées ; 66% des participants se disent par ailleurs insatisfaits du système judiciaire. Les Maliens d’autre part tendent à éviter de recourir aux tribunaux officiels pour des raisons de nature plus socio-culturelle : porter une affaire devant la justice revient en effet à « déclarer la guerre » à la partie adverse. De plus, le système judiciaire officiel étant globalement inefficace, les procédures dureraient des années, donnant lieu entre-temps à d’éventuels épisodes violents entre les parties. Enfin, les Maliens sont bien conscients des problèmes de corruption qui affectent le système. Au lieu de recourir aux instances officielles, les parties inclinent donc davantage, lorsqu’un différend survient ou qu’une infraction est commise, à rechercher d’abord une solution au sein de leurs familles et de leurs communautés, dans un contexte de médiation coutumière. Les parties ne considèrent le système judiciaire officiel que comme une solution de dernier recours. Un arrangement informel insatisfaisant est préféré à un jugement formel.
Cet encadré est basé sur : Interviews individuelles, Goff, D., Bamako, 27 mars-2 avril 2015 ; interviews individuelles, Van Veen, E., Bamako, les 27 et 28 mars 2015 ; Freedom House, Mali, 2011, (consulté le 8 mars 2015) ; Pringle, R. (2006), op. cit. ; HiiL (2014), op.cit.
Une autre coutume de prévention des conflits repose sur les castes historiquement considérées comme des médiateurs neutres parce que leurs membres ne pouvaient se mêler par mariage aux élites au pouvoir et/ou parce qu’on leur attribuait des pouvoirs magiques. De nos jours, il est encore fait appel à une au moins de ces castes, les griots (conteurs et bardes), pour régler des différends.[76] Les griots sont réputés recourir au sentiment de honte pour châtier les coupables, et ainsi les bannir ou les marginaliser.
Le châtiment collectif, par lequel un chef de droit coutumier sanctionne tout un clan afin de faire pression sur ses membres pour qu’ils châtient le coupable au sein de leur famille, est un autre moyen traditionnel de régler un conflit sans intervention de l’État. Dans une étude datant de 2007, il a été démontré que de telles méthodes, au même titre que le « cousinage à plaisanterie », expliquaient le taux de criminalité relativement peu élevé du Mali et la taille relativement modeste de sa population carcérale.[77] Selon cette étude, le Mali a ainsi une des populations carcérales les plus basses d’Afrique (il arrive en avant-dernière position dans ce classement).[78] Ce qui est décisif, c’est que ces méthodes sont beaucoup plus souples et plus informelles que les règles de procédure et la protection juridique complexes et convenues qui caractérisent le système judiciaire étatique. Le résultat est que les procédures juridiques et la phraséologie du système judiciaire étatique sont à des années lumière de la réalité de nombreux Maliens puisqu’ils ont peu de points communs avec les systèmes judiciaires coutumiers qui s’imposent depuis des siècles.[79] L’argument – parfois avancé – selon lequel la sensibilisation aux mécanismes judiciaires et l’éducation civique pourraient remédier à cette situation est un rideau de fumée parce qu’un tel argument part du principe que la supériorité du système judiciaire étatique est un fait acquis et laisse entendre qu’accroître la compréhension qu’ont les Maliens du système encouragerait les justiciables à être plus nombreux à y recourir. Il est toutefois plus probable que les Maliens continueront à préférer les systèmes judiciaires coutumiers à leur disposition pour régler certains types de différends.
Une dernière remarque importante en ce qui concerne la culture et l’exercice de la justice au Mali est que plus de 90% de la population du Mali est de confession musulmane. Les Maliens sont réputés pratiquer une version « tolérante » de l’Islam, qui admet une gouvernance démocratique et rejette les châtiments sévères de la charia inspirés du talion (œil pour œil, dent pour dent).[80] Au fil des siècles, cette pratique a créé un riche corpus de pratiques islamiques de droit coutumier, essentiellement autour de Tombouctou, qui se caractérise par un degré de sophistication appréciable et un bon fonctionnement.[81] De tels mécanismes religieux de règlement des différends perdurent : non seulement ils jouissent d’une solide crédibilité au sein d’une grande partie de la population, mais ils ont en outre tendance à engendrer des décisions de justice axées sur la réconciliation et fondées sur le respect mutuel. L’histoire narrant l’inventivité déployée par les Maliens et leurs alliés internationaux pour sauver les nombreux manuscrits témoignant de la nature progressiste et tolérante de la pensée et du droit islamiques qui ont cours au Mali continue d’opposer un cinglant démenti aux restrictions dogmatiques du salafisme et du fondamentalisme islamique radical.[82]
Bien que les organisations musulmanes du Mali et leurs hauts dignitaires affichent un large éventail de convictions politiques, il n’y a aucune tension ou division palpable entre les adhérents des différentes composantes de la religion islamique au Mali, telles que les Sunnites, les Soufis ou les Wahhabites.[83] Même les éléments les plus conservateurs ne s’identifient pas aux djihadistes qui ont envahi et se sont approprié le Nord, pas plus qu’ils ne partagent l’usage que font ces derniers des préceptes plus sévères de la charia pour rendre la justice.[84] Les musulmans maliens s’identifient fortement à la version tolérante de l’Islam dont ils disent qu’elle a été développée par leurs ancêtres, et qui correspond aux réalités locales.[85] De plus, il n’a jamais existé au Mali de mouvement politique important revendiquant un changement de statut de l’État, d’un État laïque à un État fondé sur la charia : cet argument a été invoqué comme une preuve supplémentaire du caractère modéré du Mali.[86] Un indicateur qui mérite d’être suivi à cet égard est l’engagement politique croissant des dignitaires religieux (tels que l’imam wahhabite Mahmoud Dicko) et des associations islamiques (telles que Sabati 2012), qui s’est manifesté au cours des dernières campagnes en vue des élections présidentielles et législatives. Il serait intéressant de voir si ce phénomène se traduira par une plus grande prédominance de la religion sur le programme politique.[87]
Bien entendu, ceci ne veut pas dire qu’il n’existe pas de questions culturelles ou juridiques associées à la pensée islamique ni d’éléments islamiques dans les systèmes judiciaires coutumiers du Mali. En 2009 par exemple, le président ATT a cherché à harmoniser le code de la famille malien par rapport aux standards internationaux en matière de droits de la femme. Bien que la loi pertinente ait été adoptée par l’Assemblée nationale, elle a finalement été retirée à la suite de protestations massives menées par des dignitaires religieux conservateurs. Un nouveau projet de loi, à propos duquel certains disent qu’il était en fait plus conservateur que l’original en ce qui concerne le traitement des femmes, a finalement été adopté en 2012.[88] Cet épisode offre un exemple de codification de règles d’origine religieuse qui entrent en conflit avec les principes laïques de l’État malien où tous les citoyens sont égaux devant la loi.
Toutefois, afin d’éviter l’erreur qui consisterait à dépeindre de façon trop conservatrice la résistance aux conceptions de droits modernes et laïques qu’inspire la religion, il convient de noter qu’un certain nombre d’imams maliens ont accepté d’être formés et éduqués aux instruments universels de lutte contre les violences sexuelles et de promotion des droits de la femme.[89] L’examen attentif de la diversité des pratiques coutumières et de la pensée islamique au Mali permet aussi de relever que certaines cultures maliennes sont plus libérales que ne le laissent penser les protestations élevées contre la modernisation du code de la famille. Les femmes sont ainsi placées sur un piédestal dans les tribus touareg du Nord, qui constituent des sociétés matrilinéaires, par opposition avec ce qui se pratique dans la culture Bambara au Sud. Contrairement aux prescriptions de la loi malienne et aux coutumes en vigueur dans le Sud, le droit coutumier des Touareg autorise les femmes à hériter de biens et à en disposer en toute indépendance. Elles peuvent aussi demander le divorce. Si un divorce est prononcé, les femmes peuvent conserver le toit conjugal, les biens et la garde des enfants.[90]
En résumé, on a tenté dans ce chapitre de démontrer que le système judiciaire étatique du Mali présente une tendance intrinsèque au dysfonctionnement, qui résulte de plusieurs facteurs systémiques inhérents à la conception même du système. Cette propension explique en partie pourquoi le système judiciaire étatique du Mali oscille entre des résultats médiocres et une absence de pertinence pour une grande partie de la population du pays. Le Mali dispose en revanche de systèmes judiciaires coutumiers ancrés dans le riche passé juridique du pays avant sa colonisation. Bien que ces systèmes aient à relever leurs propres défis (voir le chapitre suivant), ils sont moins complexes, plus faciles d’accès du point de vue linguistique, et moins coûteux. Ils continuent en outre de bénéficier d’une forte résonance culturelle avec la population malienne.[91] Enfin, ils comportent des points d’ancrage susceptibles d’être utiles au développement du ou des système(s) judiciaire(s) du Mali dans un sens qui correspond davantage aux attitudes et préférences socioculturelles du pays.